CHAPITRE 2
Rien de plus nuisible à une idylle que la
promiscuité.
Au petit déjeuner le lendemain matin, j’informai Ramsès que j’avais écrit à Enid pour l’inviter, en compagnie de son mari bien entendu, à prendre le thé avec nous au Shepheard’s ce même jour.
— Pourquoi pas ici ? fit-il, sourcils froncés. J’avais l’intention…
— C’est précisément la raison pour laquelle j’ai pris l’initiative de répondre, expliquai-je aimablement. Il te reste beaucoup à apprendre quant aux subtilités des rapports sociaux, Ramsès. Les inviter ici laisserait supposer un degré d’intimité auquel nous ne tenons peut-être pas.
— Mais…
— Nous ne les avons pas vus depuis des années, Ramsès, et nous avions fait leur connaissance dans des circonstances singulières qui n’ont guère de chances de se reproduire.
— J’espère bien que non, grommela Emerson. Écoutez, Amelia, si vous laissez cette jeune femme vous entraîner dans une autre enquête criminelle ou, pis, dans je ne sais quel imbroglio sentimental…
— Mon chéri, voilà précisément ce que j’essaie d’éviter, dis-je d’un ton apaisant. Non que, selon moi, il y ait lieu de craindre l’une ou l’autre de ces complications.
— Mmmm, fit Emerson.
— Vous avez sans doute raison, observa Ramsès. Vous avez toujours raison.
Une fois que nous eûmes franchi le pont Kasr en Nil, nous nous séparâmes afín de vaquer à nos occupations respectives. Les courses me furent confiées, évidemment. Maintenant que leurs mensurations avaient été prises, aucun des deux garçons ne voyait de raison de retourner dans les magasins en question. Lorsque je leur parlai d’articles tels que mouchoirs ou bas, ils m’assurèrent qu’il ne leur fallait rien et que, au cas où quelque chose m’aurait paru indispensable, j’avais toute latitude pour le leur acheter. Le hochement de tête énergique d’Emerson me fit comprendre qu’il partageait entièrement leur avis.
Cela m’agréait parfaitement, car je n’aime guère traîner dans les magasins des hommes à l’air ennuyé, qui ne cessent de regarder leur montre et me demandent si j’en ai encore pour longtemps. Emerson et les enfants allèrent au musée, où nous devions tous nous retrouver ultérieurement. Quant à Nefret et moi, nous nous rendîmes au Shari’a Kamel et au Mouski, où pullulent les établissements vendant des marchandises européennes. J’avais déniché une boutique qui fabriquait des ombrelles selon mes indications, c’est-à-dire armées d’une solide tige en acier et d’un bout assez pointu. J’en avais commandé deux neuves. Mes ombrelles avaient beau être solides, elles s’usaient assez rapidement. J’étais obligée d’en acheter au moins une chaque année.
J’eus la satisfaction de trouver mes deux ombrelles prêtes. Après les avoir brandies pour en tester le poids, je demandai au marchand (lorsqu’il eut émergé de sous le comptoir) de les livrer à la dahabieh. Nefret n’avait pas voulu d’ombrelle. Tout en admettant l’utilité polyvalente de ces dernières, elle préférait avoir sur elle un couteau. Nous en choisîmes un en bon acier de Sheffield. Une fois nos achats terminés, nous nous rendîmes au musée.
L’année précédente, les collections d’antiquités avaient été déménagées du vieux palais de Gizeh et occupaient à présent une nouvelle bâtisse dans le quartier Isma’iliyeh. C’était un beau bâtiment en stuc jaune de style gréco-romain, orné d’un porche à piliers en façade. Devant, s’étendait un terrain qui devait ultérieurement devenir un jardin. Pour le moment on n’y voyait que quelques palmiers rachitiques ainsi qu’un grand sarcophage de marbre. Il ne s’agissait pas de quelque ancienne relique, mais d’un monument moderne contenant les restes de Gaston Mariette, le fondateur vénéré du Service des Antiquités.
Les garçons nous attendaient près de la statue en bronze de Mariette. David ôta son chapeau d’un ample geste ; Ramsès porta une main à son front, l’air surpris en découvrant qu’il n’avait plus de chapeau. Quand nous avions quitté le bateau, il en avait un sur la tête. Je ne pris pas la peine de lui demander ce qu’il en avait fait. Les chapeaux et Ramsès étaient incompatibles. J’en étais arrivée à croire que c’était une caractéristique héréditaire.
— Où est ton père ? m’enquis-je.
— Il est parti faire une course, répondit Ramsès. Comme il n’a pas voulu nous préciser où il allait ni ce qu’il comptait faire, je ne lui ai pas posé de questions. Il a seulement dit qu’il nous retrouverait ici à l’heure convenue.
Ce que je fus ravie d’entendre. Emerson se met toujours en colère quand il visite le musée. Aussi dois-je être avec lui pour l’empêcher de faire irruption dans le bureau du directeur en lui donnant des noms d’oiseaux.
— Es-tu allé saluer M. Maspero ? m’enquis-je.
— Il n’était pas dans son bureau, répondit Ramsès. Nous avons parlé à Herr Brugsch. Je… euh… lui ai dit en passant que Père serait bientôt là.
Emerson ne s’entendait pas bien avec de nombreux égyptologues, mais Émile Brugsch, l’assistant de Maspero, était sa bête noire. Il le tenait pour incompétent et malhonnête.
— Ah, fis-je. Donc, Brugsch s’arrangera pour ne pas être dans son bureau non plus. Bravo, Ramsès.
— Bravo ? s’exclama Nefret. Si Brugsch et Maspero sont tous deux partis, comment vais-je obtenir la permission d’examiner ma momie ? Bon sang, Ramsès, tu avais promis…
— Je lui ai posé la question, riposta Ramsès. Malheureusement, cette momie semble avoir été égarée.
— Quoi ? fis-je, à mon tour indignée. Notre momie ? Perdue, tu veux dire ?
— Brugsch m’a assuré qu’elle n’était pas perdue, mais seulement… euh… égarée. Ils sont encore en train de déménager des objets du vieux musée. Brugsch est certain qu’ils vont la retrouver.
— La retrouver, voyez-vous ça ! Emerson a parfaitement raison de critiquer les méthodes de Maspero. De telles négligences sont inexcusables maintenant que le nouveau musée a été construit. Mais je vois Emerson qui approche. Pour l’amour de Dieu, ne lui parlez pas de ça, sinon il va se mettre dans une colère noire.
Après nous être salués, nous pénétrâmes dans le musée et gravîmes le bel escalier menant à la Galerie d’Honneur au premier étage, où le contenu de la tombe de Tétishéri était magnifiquement exposé. Ainsi que Maspero avait eu l’élégance de le reconnaître, c’était l’un des trésors du musée, même s’il n’incluait pas la momie et les cercueils de la reine. Personne ne savait ce qu’ils étaient devenus, pas même nous. Mais il subsistait suffisamment des accessoires funéraires de la reine pour offrir un spectacle à couper le souffle : chaouabtis, statues, coffres marquetés, jarres d’albâtre, trône entièrement recouvert de feuilles d’or aux motifs délicats, et la pièce de résistance, un chariot. Lorsque nous l’avions trouvé dans la chambre funéraire, il était en morceaux, mais aucune pièce ne manquait, pas même les roues à rayons. La structure en bois, recouverte de plâtre et de lin, avait été sculptée et dorée. Nous avions eu un mal fou à faire tenir ces fragiles éléments pour leur éviter de se détériorer davantage. Emerson avait lui-même supervisé le déménagement du chariot pour Le Caire et son remontage dans une grande vitrine. Chaque fois que nous visitions le musée il faisait le tour de cette vitrine, examinant chaque centimètre de la précieuse relique afin de s’assurer qu’elle ne s’était pas délitée encore plus.
Malheureusement, c’était d’ordinaire le cas. Cela mettait Emerson de mauvaise humeur. Il ronchonnait alors sur tout et n’importe quoi.
— Maspero aurait dû tout rassembler, nom d’un chien ! Les bijoux…
— Sont, comme il convient, dans la Salle des Joyaux, repartis-je, ce qui leur assure une meilleure protection.
— Mmm, fit Ramsès.
Ce dernier était en train d’examiner les verrous des armoires en bois avec un intérêt qui me mit quelque peu mal à l’aise. Mais non, tentai-je de me rassurer : Ramsès était plus âgé et plus responsable à présent. Et même plus jeune, il n’aurait pas essayé de dévaliser le Musée du Caire. Du moins, pas sans une excellente raison.
Nous nous rendîmes donc dans la Salle des Joyaux. Ramsès se mit à tourner autour des vitrines contenant le Trésor de Dachour, comme disent les guides – les bijoux des princesses de la Douzième Dynastie découverts en 1894 et 1895. Les étiquettes de ces vitrines attribuaient la découverte à M. de Morgan, qui avait été Directeur du Service des Antiquités. J’avais des doutes quant à l’exactitude de cette attribution et, à en juger par l’expression de Ramsès, c’était également son cas. Vu qu’il n’avait jamais reconnu avoir découvert les bijoux avant M. de Morgan – ce qui l’aurait obligé à avouer qu’il s’était livré à des fouilles illicites –, je ne lui avais jamais posé la question.
Nefret et Emerson se tenaient devant la vitrine abritant les sceptres royaux du pays de Koush. Là encore l’étiquette officielle n’était pas entièrement fausse. Les sceptres, magnifiques spécimens dans leur genre, avaient bien été découverts, dans un oued reculé près de la Vallée des Rois, par le professeur et Mme Radcliffe Emerson. Mais ils avaient été découverts à cet endroit parce que… nous les y avions placés. Nefret les avait emportés de l’Oasis perdue et, comme l’existence même de cet endroit doit rester inconnue, nous avions été obligés de brouiller un peu les pistes pour que les savants aient accès aux sceptres.
Baedeker avait attribué deux étoiles au Trésor de Dachour. Les bijoux de Tétishéri attendaient une nouvelle édition de cet inestimable guide, mais j’étais persuadée qu’ils obtiendraient au moins autant. La parure de la reine comprenait plusieurs bracelets en or massif, encore plus beaux que ceux qui avaient appartenu à sa fille, la reine Aahhotep. Ils étaient exposés dans une vitrine proche. Mes pièces préférées, c’étaient les colliers et les bracelets, constitués de perles de cornaline, de turquoise, de lapis-lazuli et d’or, enfilées sur de multiples cordelettes. La première fois que je les avais vus, ce n’était qu’une masse colorée sur le sol de la chambre funéraire, tombée du coffre de bois effondré.
À côté de moi, David les examinait avec autant de fierté et d’intérêt. C’était grâce à nos efforts conjoints que ces merveilles avaient survécu sous leur forme présente. Nous avions passé des heures à étudier les motifs des fragments qui s’étaient détachés et à réenfiler des centaines de perles minuscules dans le même ordre. J’avais une grande expérience de ce genre de travail, mais je ne l’aurais sans doute pas réussi aussi parfaitement sans David. Il avait été formé par l’un des meilleurs faussaires de Louxor et possédait de surcroît un œil d’artiste.
Je lui pinçai doucement le bras et il me regarda avec un sourire nostalgique.
— Il n’y aura jamais plus rien de semblable, dit-il doucement. Quelle aventure merveilleuse ce fut !
— Tu n’as quand même pas atteint le sommet de ta carrière à dix-huit ans, l’assurai-je. Le meilleur reste sans doute à venir, David.
— Bien entendu, renchérit Emerson. (Les bijoux ne sont pas ce qui l’intéresse le plus, et il commençait à s’ennuyer.) Ma foi, mes chéris, qu’allons-nous voir à présent ?
— Les momies royales, s’empressa de répondre Nefret.
Emerson était d’accord. Les momies font partie de ses centres d’intérêt, et il était sûr de pouvoir critiquer la manière dont elles seraient exposées.
Les momies royales venaient pour la plupart de deux caches, l’une dans les falaises au-dessus de Deir el Bahri, l’autre dans la tombe d’Amenhotep II. Dans le vieux musée elles avaient été dispersées entre plusieurs salles. Maspero les avait rassemblées ici, au bout du même vestibule dans lequel donnait la Salle des Joyaux. La salle avait beaucoup de succès et, comme nous approchions, Emerson s’écria :
— Non, mais regardez-moi ces vampires ! Tout ça est inconvenant ! Je suis furieux ! J’ai dit à Maspero qu’il n’avait pas le droit d’exposer ces pauvres cadavres comme si c’étaient des objets. Ça vous plairait, lui ai-je demandé, d’être exposé tout nu aux regards de la foule ?
— Quelle idée macabre, commenta Ramsès.
Nefret porta la main à la bouche pour dissimuler son sourire et je décochai un regard réprobateur à Ramsès, qui fit semblant de ne pas voir. M. Maspero était corpulent, mais ce n’était pas une raison pour se moquer de lui.
Cette allusion vulgaire à ce pauvre M. Maspero avait échappé à David. C’était un jeune homme sérieux et sensible, sans doute davantage apparenté à ces momies que les touristes qui les reluquaient. Il parut troublé et dit avec conviction :
— Vous avez raison, professeur. Nous devrions peut-être exprimer notre désaccord en refusant de venir voir ces momies.
— C’est complètement différent, déclara Emerson. Nous sommes des savants. Nous ne sommes pas animés d’une vaine curiosité.
Ramsès, en tête comme d’habitude, fut soudain bousculé par une silhouette qui avait fendu la foule précipitamment. Emerson, qui ne se laisse pas facilement bousculer, fut heurté de plein fouet. Vu qu’il s’agissait d’une femme, mon galant époux ne la repoussa point. Il la rattrapa comme elle reculait – car heurter Emerson de plein fouet équivaut à heurter un rocher –, et lui dit doucement :
— Regardez où vous allez, madame. Vous me marchez sur les pieds.
La dame leva les yeux vers lui, tout en se frottant le front. Elle débita des excuses incohérentes, avant de s’interrompre.
— Est-ce vous, professeur Emerson ? s’écria-t-elle. Mais… Mais nous devons prendre le thé dans une heure, il me semble. Quelle étrange coïncidence !
— Pas du tout, dis-je. Nous allons souvent au musée, comme la plupart des voyageurs qui visitent sérieusement Le Caire. Je suis ravie de vous revoir, madame Fraser. Mettons-nous à l’écart, car nous gênons.
Emerson, qui la dévisageait impoliment, se ressaisit et présenta le reste de notre groupe. Je crois qu’il était aussi atterré que moi par le changement qui s’était opéré en elle. C’était naguère une belle jeune femme, aussi vigoureuse et gracieuse qu’une tigresse. À présent, ses épais cheveux bruns étaient striés d’argent, et elle était voûtée comme une vieille femme. La transformation de ses traits était moins facile à définir. Elle n’était pas tant due à sa pâleur ou à ses rides qu’à son expression : ses beaux yeux bruns arboraient un regard égaré et elle avait la bouche crispée. Certes, elle avait huit ans de plus que la dernière fois que nous l’avions vue, mais ces années écoulées n’auraient pas dû être aussi dévastatrices.
Surmontant ma stupéfaction, je lui demandai :
— Où est M. Fraser ? Le verrons-nous à l’hôtel ?
Enid sembla ne pas entendre la question. Après avoir été présentée à Nefret et David, qu’elle n’avait jamais rencontrés, elle avait reporté les yeux sur Ramsès. Tendant la main, elle s’exclama :
— Ramsès ! Pardonnez-moi cette familiarité, mais il m’est difficile de vous appeler autrement. Je vous aurais à peine reconnu. Vous avez tellement grandi !
— Oui, le passage du temps produit cet effet-là, dit ce dernier. Avez-vous vu quelque chose de déplaisant dans la Salle des Momies, pour que vous en sortiez si précipitamment ?
Enid rit jaune, portant la main à son front.
— Vous n’avez guère changé, après tout. Toujours aussi direct ! Non, ne vous excusez pas…
Comment avait-elle pu s’imaginer que ce fut son intention ?
— Rien du tout, poursuivit Enid. C’était seulement… Elles sont si horribles, vous savez. Cette enfilade de visages hideux et grimaçants… Tout d’un coup, il m’a été impossible de supporter cela plus longtemps.
D’après ce que j’avais entendu dire, ce n’aurait pas été la première fois qu’une sotte se serait évanouie ou aurait fui la salle en hurlant. Certes, j’avais du mal à comprendre pourquoi ces idiotes y allaient si elles étaient si délicates. Enid, toutefois, ne m’avait jamais paru avoir un tempérament nerveux. D’autre part, elle, du moins, aurait dû savoir que les vraies momies ne sont pas aussi jolies que les descriptions poétiques des romans le font croire.
— Ah, te voici, dit une voix derrière moi. Je me demandais où tu étais passée. Et je vois que tu as retrouvé des amis !
Je reconnus cette voix et celui auquel elle appartenait. Donald Fraser avait les cheveux d’une teinte aussi éclatante et le visage aussi juvénile que jamais. Il nous serra la main avec des exclamations de joie.
— Nous avions rendez-vous au Shepheard’s dans un quart d’heure, enchaîna-t-il. Quelle chance de vous rencontrer ici ! Cela me donne l’occasion de vous présenter une vieille amie. Elle avait refusé de se joindre à nous pour le thé, n’ayant pas été invitée, mais j’étais décidé à vous la faire connaître tôt ou tard, car c’est aussi une égyptologue distinguée. Mme Whitney-Jones. Le Professeur Emerson et son épouse.
La dame, qui s’était jusque-là tenue modestement à l’écart, s’approcha de nous sur un geste de Donald.
On m’a accusée d’être superficielle quand je juge les gens, surtout les femmes, sur leur mise vestimentaire. Quelle erreur ! Aucune donnée n’est aussi significative que le costume. Celui-ci dénote, entre autres, les goûts artistiques de la personne en question et renseigne sur ses moyens financiers.
Cette femme était manifestement à l’aise sur le plan pécuniaire. Elle portait une tenue flambant neuve, à la dernière mode : une jupe évasée, une courte veste par-dessus une blouse de chiffon, ainsi (à en juger par la raideur du port) qu’un corset. Les chapeaux étaient un peu plus petits cette année-là. Le sien était un beau chapeau de paille ocre, orné de plumes d’autruche. J’avais vu exactement le même modèle chez Harrod’s l’été d’avant. Elle était à peu près de ma taille, mais un brin plus forte (malgré le corset).
— Enchanté, dit Emerson. Vous êtes égyptologue ? Je n’ai jamais entendu parler de vous. Où avez-vous pratiqué des fouilles ?
J’avais depuis longtemps renoncé à excuser le manque de savoir-vivre d’Emerson. En l’occurrence, ce fut inutile. La dame se mit à rire de la manière la plus agréable, agitant un doigt taquin sous le nez de mon mari.
— Mais j’ai entendu parler de vous, professeur, et de votre mépris des circonlocutions. Comme j’apprécie l’honnêteté et la franchise ! Qualités si rares en ce bas monde.
Elle n’avait pas répondu à sa question, et il n’eut pas l’occasion de la répéter.
— Eh bien ! Pourquoi traînons-nous donc ici ? s’exclama Donald. Allons à l’hôtel.
— Excellente idée, acquiesçai-je. Vous allez vous joindre à nous, madame Whitney-Jones ? Naturellement, je vous aurais invitée si j’avais su que vous étiez non seulement une amie d’Enid et de Donald, mais aussi archéologue.
En réalité, j’avais des doutes sur ces deux points. Cependant que les autres s’éloignaient – Donald offrant son bras à la dame –, le sourire crispé d’Enid s’évanouit un instant. L’expression qui lui déforma le visage n’était pas simple antipathie. Répugnance eût été un mot plus juste. Et il s’y mêlait bizarrement quelque chose qui ressemblait à de la peur.
Toutefois, personne ne semblait moins susceptible d’inspirer ces deux sentiments que Mme Whitney-Jones. J’eus tout le loisir d’en apprendre davantage sur elle tandis que nous prenions le thé. En fait, les mauvaises langues auraient pu lui reprocher de monopoliser en quelque sorte la conversation.
M. Fraser avait exagéré ses compétences, expliqua-t-elle avec une charmante modestie. Elle avait étudié les hiéroglyphes et l’histoire égyptienne à l’University College de Londres, mais elle n’était que la plus humble des étudiantes, et c’était là son premier voyage en Égypte. Comme elle l’avait attendu ! Comme elle se réjouissait de rencontrer en chair et en os tous ceux dont elle admirait tant les œuvres ! À vrai dire, elle semblait fort bien connaître ces dernières – non pas les anecdotes à sensation qui n’avaient que trop occupé les colonnes des journaux anglais, mais nos productions savantes. En particulier, elle ne tarissait pas d’éloges sur la monumentale Histoire de l’Égypte d’Emerson.
Emerson, qui s’attendait à « une heure de bavardages insipides avec ces jeunes gens ennuyeux », fut ravi de pouvoir faire un cours d’égyptologie, sans laisser quiconque placer un mot.
Mme Whitney-Jones allait-elle tomber amoureuse d’Emerson ? Comme les autres. Par rapport à certaines, elle ne paraissait guère dangereuse, pensai-je. Il était difficile de deviner son âge. Elle avait un visage lisse et sans rides, mais ses cheveux drus étaient striés de mèches grises étrangement régulières, tel le manteau d’une chatte tigrée. Elle me rappelait du reste une chatte, notamment quand elle souriait. Ses lèvres s’arrondissaient à l’excès et ses yeux prenaient une teinte singulière, d’un vert doré. Mais c’est surtout son expression qui évoquait le félin. Personne n’a l’air aussi satisfait de soi qu’un chat comblé.
Maintenant que je pouvais examiner Donald Fraser de plus près, je me rendis compte qu’il avait changé, et pas à son avantage. Il s’était empâté. Il avait le corps flasque et ne paraissait pas en bonne forme physique. Cela dit, il était d’excellente humeur et suivait la conversation entre Emerson et son admiratrice avec grand intérêt – autre changement, attendu que Donald n’avait jamais été porté sur les choses de l’esprit.
Les jeunes gens avaient ce regard patient et inexpressif des enfants qui sont forcés d’assister à une réunion d’adultes et comptent les secondes jusqu’à la fin. Ramsès ne cessait de regarder Enid. Son expression imperturbable ne permettait pas de déchiffrer ses pensées. Était-il frappé, comme moi, par la transformation qui s’était opérée en elle ?
Ce fut seulement au moment où nous allions nous séparer qu’il se passa quelque chose d’insolite. C’est Donald qui lança le sujet.
— Allez-vous tenter de découvrir de nouvelles tombes dans la Vallée des Rois au cours de cette saison, professeur ?
— Pas précisément, répondit Emerson.
— Dans la Vallée des Reines, alors ?
Je m’étonnai de cette insistance. Encore plus étrange était la manière dont Enid le regardait, telle une chatte devant un trou de souris.
— Je me demande bien en quoi cela vous intéresse, répliqua Emerson sans trop s’énerver. Nous allons travailler dans la Vallée des Rois, mais si vous espérez je ne sais quelle découverte sensationnelle, monsieur Fraser, mieux vaut que vous suiviez un autre égyptologue. Les tombes que je compte fouiller sont toutes connues et ne sauraient intéresser que les savants.
— Alors pourquoi vous y intéresser ? lança Donald. Vous auriez certainement plutôt intérêt à chercher des tombes inconnues – la tombe d’une reine ou d’une princesse…
— Voyons, Donald, vous n’allez quand même pas faire la leçon au professeur ! s’exclama Mme Whitney-Jones. C’est un expert, vous savez.
— Oui, bien sûr. Mais…
— Mon Dieu, comme il est tard…, l’interrompit Mme Whitney-Jones. Nous n’allons pas vous retarder davantage. Nous avons passé un merveilleux moment !
Enid n’avait presque pas ouvert la bouche.
— Mais ce n’est qu’un au revoir, n’est-ce pas ? murmura-t-elle alors. Nous nous reverrons sûrement… Sinon au Caire, du moins à Louxor.
Je lui répondis, sans grande sincérité, que je l’espérais. Après un nouvel échange de politesses, Mme Whitney-Jones saisit Donald fermement par le bras et l’entraîna.
Enid s’attarda, enfilant ses gants.
— Nous partons pour Louxor dans quelques jours, reprit-elle à voix basse. Aurai-je l’occasion de vous voir… ? De vous parler seule à seule… ? Avant…
C’est alors moi qu’Emerson saisit fermement par le bras.
— Nous partons demain, déclara-t-il.
Première nouvelle ! Estimant que cette déclaration n’était qu’une vaine tentative pour m’empêcher de « me mêler des affaires des autres », comme il aimait à dire, je me gardai de relever.
— Viens-tu, Enid ?
C’était Donald qui l’appelait. Mais mon intuition, qui me trompe rarement, me souffla que cette injonction ne venait pas de lui, mais de cette femme avenante, à l’air inoffensif, sagement accrochée à son bras.
De nouveau, une expression de répulsion et de désespoir assombrit le visage d’Enid.
— À Louxor, alors, chuchota-t-elle. Je vous en prie ! Je vous en prie, Amelia.
— Enid ! lança Donald.
— Allez-y, lui enjoignis-je à voix basse moi aussi. Nous nous reverrons à Louxor.
— Non, dit Emerson cependant qu’Enid rejoignait ses compagnons d’un pas traînant.
— Elle est dans l’affliction, Emerson. Nous devons cela à une vieille amie…
— Non. (Il sortit sa montre de sa poche.) À quelle heure est votre maudit dîner ? Nous allons être en retard si vous ne vous dépêchez pas. Cessez de discuter.
Nous n’aurions pas été pressés à ce point si Emerson s’était rangé à mon idée : descendre à l’hôtel quelques jours. Il détestait les hôtels chics et avait acheté la dahabieh, me répétait-il souvent, pour éviter de séjourner au Shepheard’s ou au Continental. J’avais choisi ce dernier établissement pour notre dîner ce soir. Même si le Shepheard’s restera toujours mon hôtel préféré, pour des raisons aussi bien sentimentales que pratiques, le Continental était plus récent et disposait depuis peu d’un chef suisse dont la réputation était des meilleures.
Nefret préférait également la dahabieh.
— Vous m’obligez toujours à mettre un chapeau et des souliers serrés quand nous sommes à l’hôtel, avait-elle déclaré. De plus, il y a plein de gens ennuyeux qui veulent me parler de choses rasantes, et vous m’interdisez de les envoyer paître.
— Bien entendu, avais-je rétorqué, feignant d’être choquée.
En réalité, j’étais secrètement enchantée que Nefret trouve ennuyeux la plupart des jeunes gens qu’elle rencontrait. C’était une jeune femme très riche et très belle. Aussi n’était-il pas étonnant qu’elle fût suivie d’une ribambelle d’admirateurs. La plupart étaient des fainéants bien élevés, qui ne s’intéressaient qu’au sport et à des futilités. Ils étaient attirés par Nefret pour de mauvaises raisons : sa fortune et sa beauté. Elle avait beaucoup plus à offrir que cela, et j’étais décidée à ce qu’elle n’épousât qu’un homme digne d’elle. Un homme qui partage ses intérêts, qui respecte son caractère, qui l’aime pour son intelligence, son indépendance, sa nature sensible, son esprit vif, un homme d’honneur doté de capacités intellectuelles, mais sans être dépourvu des attraits physiques qui séduisent une belle jeune femme. Bref, un homme comme Emerson !
À cause du caractère récalcitrant de cet homme admirable mais irritant, nous fumes contraints de retourner à la dahabieh pour nous habiller. Puis nous nous retrouvâmes tous sur le pont. Emerson paraissait d’assez bonne humeur, car je ne l’avais pas obligé à porter une tenue de soirée, ce qu’il abhorre. Ramsès avait essayé en vain d’enfiler la sienne, qui datait de l’année dernière, mais j’avais dû convenir qu’elle était décidément trop petite pour lui. Nous avions commandé une nouvelle garde-robe, en cours de confection ; le seul vêtement de prêt-à-porter que nous avions pu dénicher, c’était un costume de tweed semblable à celui de David. La peau bronzée de Nefret était mise en valeur par sa robe de chiffon blanc, ornée de dentelles et de perles de cristal. Quant à moi, je crois que ma robe de satin cramoisi ne nuisait point à l’éclat de notre groupe.
En tout cas, les regards admiratifs de nos amis m’assurèrent dans cette conviction, et lorsque je pris place au bout de la table de la salle à manger, je vis que Howard Carter, à ma droite, avait du mal à quitter des yeux Nefret. Allait-il tomber amoureux d’elle ? J’espérais bien que non. Personne, me semble-t-il, ne pourrait m’accuser de snobisme, et j’aimais beaucoup Howard. Mais il était d’une origine très modeste, n’avait pas de fortune personnelle, et l’absence de diplômes universitaires l’empêcherait de dépasser son poste actuel d’inspecteur des antiquités pour la Haute Égypte.
Je regardai attentivement le visage des hommes présents : M. Reiner, le jeune et brillant archéologue de nationalité américaine ; notre vieil ami Percy Newbury ; M. Quibell, l’homologue de Howard au titre d’inspecteur pour la Basse Égypte ; M. Lucas, le pharmacien ; M. Lacau, qui copiait les textes des cercueils au Musée du Caire… Non, aucun d’eux ne convenait.
S’ils n’étaient pas déjà mariés, ils étaient trop vieux, ou trop pauvres, ou trop bornés. Pourtant, c’était dommage qu’elle n’épousât point un archéologue. Tous ses intérêts, tous ses goûts, l’inclinaient vers cette profession.
Howard me donna un coup de coude.
— Excusez-moi, madame Emerson, vous paraissez perdue dans vos pensées. Qu’est-ce qui vous tracasse ? Un autre scélérat est à votre poursuite ? Vous êtes à la recherche d’un nouveau trésor perdu ?
— Quel taquin vous faites, Howard, dis-je avec un petit rire. Je pensais à tout autre chose – à un sujet si frivole que je refuse d’en parler. Mais comme vous évoquez la question… (Je lui fis signe de se pencher et chuchotai avec animation :) Qu’est-ce qu’il y a dans la tombe 20-A ?
Howard me dévisagea.
— Mais foutre r… Oh, mon Dieu, madame Emerson, pardonnez-moi ! Comment ai-je pu m’oublier à ce point ?
Emerson n’avait pas manqué de nous observer en train de chuchoter et de pousser des exclamations. Le cher homme entretient l’illusion (flatteuse, je dois l’admettre) que chaque homme croisé par son épouse a des vues sur elle ! Il interrompit sa conversation avec M. Quibell et lança d’une voix de stentor :
— Peabody, qu’est-ce que vous trouvez si captivant, vous et Carter ? Faites-nous-le donc partager. À moins que ce ne soit personnel.
Le pauvre Howard sursauta. Il avait été naguère victime des soupçons d’Emerson – victime innocente, est-il besoin de le préciser ? Et il était encore sur la défensive[4].
— Nullement, monsieur, s’exclama-t-il. Je veux dire… euh… Mme Emerson me posait une question sur une tombe, et j’allais l’assurer qu’il n’y a fout… absolument rien à l’intérieur qui puisse retenir l’attention d’une archéologue de sa… d’un archéologue de votre… niveau. Euh… c’est-à-dire…
— Mmm, fit Emerson. Alors quels sont vos projets pour cette saison, Carter ? Vous travaillez toujours d’arrache-pied dans cette tombe tout en longueur, la tombe d’Hatchepsout ?
La conversation devint générale, au soulagement manifeste d’Howard. Lorsque nous finîmes par nous séparer, ce fut avec l’espoir de revoir ultérieurement nos nombreux amis, notamment Howard. J’étais en train de bavarder avec M. Reisner, qui m’avait très poliment invitée à lui rendre visite à Gizeh :
— La troisième pyramide fait partie de notre concession, madame Emerson, et elle est toujours à votre disposition…
Mais soudain un autre monsieur se joignit à nous.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, dit-il en s’inclinant courtoisement. Puis-je vous demander de m’accorder un instant, madame Emerson, lorsque vous aurez fini votre conversation avec M. Reisner ?
C’était le colonel Bellingham. M. Reisner s’excusa et je ne fus pas autrement surprise de trouver soudain Emerson à mes côtés. Il a beau être grand et fort, il sait se déplacer aussi vite et silencieusement qu’un chat, si besoin est.
— Venez, Amelia, fit-il brusquement. Le fiacre attend.
— Si je peux vous demander de m’accorder un instant…, commença le colonel.
— Il est tard. Nous quittons Le Caire demain de bonne heure.
— Vraiment ? En ce cas, poursuivit le colonel avec un parfait aplomb, il est d’autant plus indispensable que je vous parle ce soir. Prenez donc un siège, madame Emerson. Je promets de ne pas vous retenir longtemps. (Il ajouta avec un sourire :) Cela donnera l’occasion aux jeunes gens de mieux se connaître.
Une de ces jeunes personnes, du moins, était déjà à l’aise. Dolly, vêtue de soie rose et de dentelles brodées de perles, s’accrochait au bras de Ramsès.
— Bonsoir, monsieur, dit-elle. Bonsoir, madame. Je suis vraiment contente que Papa vous ait trouvés. Comme il veut vous parler de vieilles tombes ennuyeuses, je crois, nous allons attendre sur la terrasse.
— Sans chaperon ? m’écriai-je.
Dolly fit un signe de tête assorti d’un coup d’œil vers Nefret et David.
— Ma foi, Miss Forth sera un parfait chaperon. Ainsi que… David ? Allons, dépêchez-vous, monsieur Emerson.
Ramsès se laissa entraîner. Nefret prit le bras de David.
— Puis-je prendre ton bras, David ? s’enquit-elle avec un sourire éclatant et des yeux aussi durs que des perles de lapis-lazuli. À mon âge, on se fatigue si facilement.
— Quel beau couple, n’est-ce pas ? commenta Bellingham.
Il ne parlait pas de Nefret et de David, bien que la description eût été fort appropriée.
— Qu’est-ce que vous voulez ? lui demanda sèchement Emerson.
— Eh bien, monsieur, tout d’abord remercier votre fils d’avoir volé au secours de Dolly l’autre jour. Mais il me semble qu’elle se charge de la chose beaucoup plus élégamment que moi.
Je n’avais pas trouvé les manières de la jeune fille particulièrement élégantes. Elle avait été d’une impolitesse mielleuse avec Nefret et, en l’appelant par son prénom, avait ravalé David au rang de domestique.
L’affront fait à son protégé n’avait pas échappé à Emerson.
— Miss Bellingham n’avait nul besoin qu’on vole à son secours. Ce jeune homme l’importunait peut-être, mais elle n’avait rien à craindre de lui ni de qui que ce soit d’autre dans un endroit public comme celui-là. Si c’était là votre seule raison de nous retenir…
— J’ai une autre raison de souhaiter vous parler.
— Dites-la-nous alors.
— Mais certainement. J’ai appris aujourd’hui, de M. Maspero, que vous alliez limiter vos fouilles, cette saison, aux tombes les moins connues et les moins intéressantes de la Vallée des Rois. (Il regarda Emerson d’un œil interrogateur, lequel hocha la tête avec brusquerie.) J’ai pris la liberté de dire à M. Maspero qu’il serait dommage de confier un site aussi important à des archéologues moins compétents, alors qu’il dispose en vous de l’archéologue le plus expérimenté d’Égypte.
— Oh, vous lui avez dit ça ? (Emerson, qui dansait nerveusement d’un pied sur l’autre, s’assit et dévisagea le colonel.) Et qu’a dit Maspero ?
— Il ne s’est guère avancé, répondit Bellingham, doucereux. Mais j’ai des raisons de croire qu’il examinerait avec bienveillance votre candidature si vous abordiez de nouveau la question avec lui.
— Vraiment ? Ma foi, je vous suis obligé de vous intéresser à moi.
Le colonel Bellingham eut la sagesse de s’en tenir là. Il souhaita une bonne nuit et s’éloigna.
— Eh bien ? fis-je.
— Eh bien, vous ne croyez pas que je vais donner suite à cette intéressante suggestion, n’est-ce pas ?
— Je vous connais trop bien pour le croire, repartis-je. Vous avez pris en grippe le colonel Bellingham, mais j’ai du mal à comprendre pourquoi.
— Je n’ai pas besoin de raison particulière pour prendre quelqu’un en grippe, déclara Emerson.
— C’est vrai, admis-je.
Emerson me gratifia d’un regard amusé. Après avoir vidé sa pipe, il la glissa dans sa poche et se leva.
— J’ignore ce que mijotait Bellingham, mais sa promesse implicite ne tient pas debout. C’est Davis qui a le firman pour la Vallée des Rois, et Maspero n’aurait aucune raison de le lui retirer. Venez, ma chérie, les enfants vont nous attendre.
Nous trouvâmes Nefret, seule, à l’entrée de l’hôtel, scrutant la rue.
— Où sont les autres ? lui demandai-je.
— David est allé louer un fiacre. Quant à Ramsès… (Elle fit volte-face et s’écria :) Ils sont allés dans le jardin ! Ils étaient ensemble en haut de l’escalier – Miss Dolly nous ayant fait comprendre, à David et à moi, que notre compagnie était de trop –, et soudain elle a traversé la rue. Ramsès l’a suivie.
Le Jardin de l’Ezbekeya couvre plus de dix hectares. C’est une promenade fréquentée à toutes les heures de la journée, avec ses cafés, ses restaurants, ainsi qu’une collection de plantes et d’arbres rares. Après le coucher du soleil, à la faible lueur des becs de gaz, le jardin est encore plus romantique que le salon mauresque du Shepheard’s. Ce n’est guère le genre d’endroit où une jeune demoiselle puisse s’aventurer, même accompagnée.
Le colonel Bellingham – ayant, je le suppose, cherché en vain à l’intérieur – s’empressa de nous rejoindre.
— Dans le jardin, avez-vous dit ? s’exclama-t-il. Ciel ! Pourquoi ne les en avez-vous pas empêchés ?
Sans attendre de réponse, il dévala les marches.
— Tu n’étais pas responsable d’eux, rassurai-je Nefret. Je suis certaine qu’il n’y a pas la moindre raison de s’inquiéter, mais nous ferions peut-être mieux d’aller à leur recherche.
Emerson attrapa Nefret, sur le point de se précipiter dans l’escalier.
— Ramsès va la retrouver et la ramener, dit-il. Je vois que David attend avec un fiacre. Venez, mes chéries.
Nefret refusa de monter dans le fiacre.
— Je vous en prie, professeur, lâchez-moi, l’implora-t-elle. Vous me faites mal.
— C’est toi qui te fais mal, mon enfant, dit Emerson, de plus en plus exaspéré. Cesse de gigoter. Crois-tu que je vais te laisser aller toute seule dans ce lieu de perdition ? Oh, très bien, allons jusqu’à l’entrée, mais pas plus loin. Nom d’un chien !
— Qu’est-ce qu’il y a ? questionna David, alarmé.
— Rien du tout, répondis-je. Miss Bellingham est allée dans le jardin et Ramsès l’a suivie, voilà tout. Je ne comprends pas quelle mouche a piqué Nefret. Elle fait preuve de plus de bon sens, d’ordinaire.
— Nous devrions peut-être aller avec eux, proposa David en m’offrant le bras.
Écartant les mendiants, les camelots, évitant les voitures, les chameaux, les touristes, nous nous frayâmes un chemin dans l’avenue animée. Une petite foule s’était rassemblée près de l’entrée du jardin. Pressant le pas, nous entendîmes la voix suppliante de Nefret et la réponse tonitruante d’Emerson. J’ai le regret de dire que c’était un juron.
Je dus utiliser mon ombrelle pour fendre le cercle de badauds, et notre arrivée évita apparemment à Emerson d’être agressé par les messieurs présents. Ses deux bras ceinturaient Nefret, qui lui martelait la poitrine, exigeant qu’il la reposât sur le sol.
— C’est honteux ! s’écria l’un des badauds. Il faut appeler un agent.
— Inutile, ma foi, fit un autre, serrant les poings. Relâchez la demoiselle, m’sieur.
— Rien à faire ! lança Emerson. Oh, vous voilà, Peabody. Voyez si vous parvenez à faire entendre raison à… Nefret ! Bon sang, ne tourne pas de l’œil, petite !
Car maintenant ses mains reposaient, inertes, sur la poitrine d’Emerson, et elle avait cessé de se débattre.
— Je n’ai pas la moindre intention de tourner de l’œil, répliqua-t-elle, jetant un regard furieux à ses champions. Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? leur lança-t-elle.
L’Anglais et l’Américain échangèrent un coup d’œil.
— Ça m’a tout l’air d’une querelle de famille, conclut ce dernier.
— Ouais. Ça ne nous regarde pas, hein ?
— Vous pouvez me lâcher, professeur, dit Nefret à Emerson. Je ne m’échapperai pas.
— Tu me le promets ?
— Oui, professeur.
Prudemment, Emerson desserra son étreinte. Nefret se passa la main dans les cheveux et sortit un miroir de son réticule.
Brandissant mon ombrelle, je m’adressai aux spectateurs.
— Certaines personnes, j’ai le regret de le dire, se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Circulez, s’il vous plaît. Le spectacle est terminé.
Mais ce n’était pas le cas.
Un mouvement sur le chemin ténébreux s’enfonçant dans le jardin fit tourner les têtes de ce côté-là. Les badauds reculèrent lorsqu’une silhouette émergea, qui s’avançait sous la lumière du bec de gaz.
Ramsès avait perdu son chapeau. Il n’y avait rien là d’insolite. Ce qui l’était davantage, même dans le cas de Ramsès, c’était le sang qui coulait de sa joue, tachant la jupe de soie rose de la jeune fille qu’il portait dans les bras. Cette dernière avait l’air d’être sans connaissance, mais je commençais à soupçonner que Dolly Bellingham n’était pas toujours conforme à l’image qu’elle donnait d’elle. Sa tête reposait sur les épaules de Ramsès et ses cheveux dénoués tombaient sur le bras de mon fils comme une pluie d’argent.
— Excusez-moi d’avoir été si long, dit Ramsès. Je vous assure que ce retard était inévitable.
— Apparemment, le colonel avait raison de s’inquiéter pour sa fille, observai-je.
Plus d’une heure s’était écoulée, et nous étions tous ensemble dans le salon de l’Amelia. Nous avions rendu la demoiselle à son père, que la voix de stentor d’Emerson avait fait ressortir du jardin. Puis nous nous étions tous entassés dans le fiacre qui attendait toujours. Ramsès avait obstinément refusé de répondre aux questions. Ou, plus exactement, il avait fait semblant, mais sans se montrer aussi convaincant que Miss Bellingham, de se trouver mal. La demoiselle n’était pas blessée, en fait. Le sang qui avait taché sa robe provenait d’une blessure de Ramsès à l’avant-bras. Le manteau tout neuf de mon fils était fichu.
Une fois au bateau, il déclara qu’il allait parfaitement bien et ne voulut pas m’accompagner pour que je soigne ses blessures. Aussi apportai-je ma trousse médicale au salon. J’eus alors la satisfaction de voir Ramsès muet d’embarras et de rage quand nous le forçâmes à ôter son manteau, puis sa chemise.
Il avait dû se balader à demi nu tout l’été, car la partie supérieure de son corps était aussi brune que son visage. Après s’être calmé, il me laissa lui bander le bras, mais refusa les points de suture, expliquant, sans doute pour faire de l’humour, que les cicatrices étaient considérées comme une marque de virilité chez les Bédouins. Il en avait récolté quelques-unes au cours de l’été, ainsi qu’une belle collection de bleus qui pâlissaient. Ramsès avait l’habitude de se cogner aux objets, mais certaines meurtrissures suggéraient fortement à l’esprit soupçonneux d’une mère qu’il s’était battu. Autre marque de virilité, présumai-je, et pas seulement chez les Bédouins. Je m’abstins de tout commentaire sur le moment, m’appliquant à nettoyer les éraflures de son visage.
— Tu es tombé sur le chemin, hein ? lui demandai-je en tâtant l’une des plus vilaines entailles.
— Vous prenez plaisir à cela ? rétorqua Ramsès.
— Ne parle pas ainsi à ta chère mère, intervint Emerson, qui lui tenait la tête pour qu’il ne gigote pas.
Ramsès émit un son tenant du gémissement et du ricanement, car il ne riait presque jamais.
— Pardon, Mère.
— Je sais que ce n’était pas mal intentionné, l’assurai-je en extrayant un assez gros gravier.
J’ignore comment il s’y était pris, mais la peau autour de sa moustache n’était presque pas abîmée. J’eus la tentation d’en couper un petit bout – elle était vraiment longue et recourbée vers le bas –, mais Emerson me surveillait avec une expression prouvant qu’il n’avait pas oublié le jour où je lui avais supprimé sa barbe chérie alors qu’il était blessé à la joue. J’avais été obligée de la raser, et Emerson m’en voulait toujours.
— Voilà, conclus-je. Nefret, voudrais-tu me donner… Peu importe, ma chérie. Assieds-toi et bois un peu de vin. Tu es encore très pâle.
— De rage, dit Nefret. (Elle avait inspecté Ramsès avec le calme d’un chirurgien tentant de décider où porter le scalpel. Puis elle tourna vers David le même regard glacial.) Et tu es pareil, toi aussi ?
David saisit son col, comme pour empêcher la jeune fille de lui arracher sa chemise.
— Pareil que quoi ? demanda-t-il prudemment.
— Aucune importance. Je suis sûre que ce doit être du pareil au même. Ah, les hommes !
Nefret prit le verre que je lui tendais et le donna à Ramsès.
— J’imagine…, commença-t-il.
— Pas de whisky, tranchai-je.
Ramsès haussa les épaules et but le vin d’un trait. C’était un fort bon petit Spätlese, qui méritait un traitement moins désinvolte, mais je me gardai de tout commentaire ou de toute objection. Emerson, après m’avoir adressé un regard interrogateur, remplit de nouveau le verre.
Je nettoyai mes instruments chirurgicaux, me lavai les mains, acceptai le whisky-soda préparé par mon époux, puis m’assis.
— Apparemment, répétai-je, le colonel Bellingham avait raison de s’inquiéter pour sa fille. Tu ferais mieux de nous raconter précisément ce qui s’est passé, Ramsès, afin que nous puissions faire le point.
— Oh, nom d’un chien ! dit Emerson. Je refuse de faire le point ou d’être entraîné dans cette affaire.
— Je vous en prie, Emerson. Laissez Ramsès nous raconter son histoire.
Sekhmet se glissa sur les genoux de Ramsès et se mit à ronronner.
— Cet animal bave comme une limace à fourrure, déclara Ramsès en lui jetant un coup d’œil réprobateur. Très bien, Mère. Ce sera court.
J’en doutai, car la concision n’est pas le fort de mon fils. À ma grande surprise, il tint parole.
— Miss Bellingham et moi-même étions en train de parler dans l’escalier, commença Ramsès. Tout à coup elle s’est retournée, tendant le doigt vers le jardin. « Regardez comme c’est mignon ! » m’a-t-elle lancé, ou quelque chose dans ce goût-là. Je n’ai vu rien ni personne qu’on puisse qualifier de… euh… mignon, mais évidemment, quand elle est partie en courant, je l’ai suivie. Elle est très rapide. Je ne l’ai rattrapée qu’assez loin dans le jardin. Il faisait noir. Comme par hasard, les becs de gaz étaient éteints à cet endroit-là…
— Ou avaient été brisés, l’interrompis-je. Il y avait des bouts de verre dans tes plaies.
Ramsès me coula un regard de biais.
— Je me doutais que vous vous en apercevriez. Je reprends. Je l’ai aperçue, immobile, scrutant l’ombre sous un grand spécimen d’Euphorbia pulcherrima. Elle a commencé à m’expliquer que quelqu’un la suivait, mais je l’ai interrompue, car j’étais un peu agacé par son comportement irréfléchi. J’essayais de la convaincre de rebrousser chemin au plus vite quand quelqu’un est sorti des buissons en courant et m’a fait un croc-en-jambe. Non, Mère, je ne l’ai pas bien vu, ni à cet instant-là ni plus tard. Il portait un masque, bien entendu, et, comme je l’ai dit, il faisait très sombre. Je me suis fait mal en tombant, mais je me suis relevé presque tout de suite. J’ai réussi à parer la première attaque de mon agresseur sans trop de difficulté. Il a reculé de quelques pas, et là-dessus Miss Bellingham s’est mise à hurler – un peu tardivement, à mon sens. L’homme s’est enfui. Elle s’est évanouie. Je l’ai prise dans mes bras et suis revenu.
Il finit son vin.
— Est-ce tout ? lui demandai-je, incrédule.
— Oui.
NOTE DE LA DIRECTRICE DE LA PUBLICATION :
Le Lecteur trouvera peut-être instructif de comparer le récit de l’incident fait par Ramsès avec une autre version extraite d’un manuscrit figurant dans les papiers de famille des Emerson, récemment découverts. L’auteur de ce texte reste non identifié, mais l’on peut supposer sans grand risque d’erreur qu’il a été écrit soit par M Ramsès Emerson lui-même, sous le manteau de la fiction romanesque (à l’imitation de sa mère), soit par quelqu’un à qui il se serait confié plus volontiers qu’à ses parents en l’occurrence. Les extraits de ce manuscrit seront désormais désignés par la mention « Manuscrit H ».
Ils se tenaient en haut de l’escalier de la terrasse, regardant le Shari’a Kamel, encombré même à cette heure-là de fiacres, de carrioles, d’ânes, de chameaux, et parfois d’automobiles. De l’autre côté de la rue animée, les becs de gaz du Jardin de l’Ezbekeya scintillaient à travers le feuillage sombre, semblables à des étoiles. Dolly Bellingham pérorait sur Dieu sait quoi. Il ne prêtait guère attention à ce qu’elle disait, mais il aimait assez le son de sa douce voix, avec son singulier accent étranger. Dolly ne brillait pas par l’intelligence de sa conversation. Ses atouts, c’étaient sa voix, ses grands yeux bruns et ses petites mains délicates.
Il s’aperçut soudain que les petites mains le tiraient par la manche et que la douce voix disait quelque chose qui capta son attention.
— Échappons-nous ! Comme ça, on va nous chercher ! Ce serait amusant, non ?
— Nous échapper ? Mais où ?
— Pourquoi ne pas nous promener dans ce joli jardin ? Il doit être magnifique la nuit.
— Certes, mais ce n’est pas l’endroit idéal pour…
— Je n’aurai rien à craindre avec vous, murmura-t-elle, s’accrochant à son bras et levant les yeux vers son visage.
— Euh… oui, bien sûr, dit Ramsès, un peu décontenancé. Mais votre père…
— Oh, il va faire toute une histoire. Je m’en moque, j’arrive toujours à l’embobiner. Vous n’avez pas peur de lui, n’est-ce pas ?
— Non. Mais ma mère ne serait pas d’accord non plus, et je tremble devant elle.
— Oh, le peureux !
— Je vous demande pardon ?
Il s’attendait à d’autres supplications, et il commençait à se prendre au jeu (nouveau pour lui). Elle le désarçonna totalement lorsqu’elle s’écria « Oh ! Regardez ! », avant de dévaler l’escalier, se moquant de lui par-dessus son épaule. Il se ressaisit. Elle traversait déjà la rue, bravant la circulation.
Il crut une fois la tenir, mais elle se dégagea gracieusement et franchit d’un pas leste l’entrée obscure. Le gardien intercepta Ramsès comme il tentait de la suivre. Jurant avec presque autant d’éloquence que son père, il tira une pièce de sa poche.
Ce contretemps avait permis à Dolly de lui échapper, mais ce n’était pas là ce qu’elle cherchait. Il se laissa guider par des éclairs de soie rose et des éclats de rire argentin, empruntant une succession de chemins sinueux. Au début, ceux-ci étaient très fréquentés, mais les promeneurs s’effaçaient devant eux avec force sourires et commentaires enjoués. Une femme – une Américaine à en juger par son accent – s’exclama « Comme ils sont mignons ! »
Ramsès ne se trouvait vraiment pas « mignon ». Il espérait seulement pouvoir ramener à l’hôtel cette petite enfant gâtée avant qu’on ne s’avise de leur absence, priant pour que parmi les badauds amusés ne se trouvent pas des amis de ses parents. Il n’y avait plus guère de promeneurs à présent. La jeune fille s’éloignait des cafés et des restaurants, plongeant dans les zones plus sombres, moins fréquentées.
Durant quelques longues secondes il la perdit de vue. Puis la lueur d’une lampe devant lui miroita sur de la soie rose. Il tourna dans un sentier de traverse, jurant de soulagement, mais éprouvant un regain de colère. Elle était là, à quelques mètres de lui. Elle ne courait plus, marchait lentement, regardant à droite et à gauche. Il n’y avait pas un chat alentour. Il courut vers elle, la rattrapa, la saisit par les épaules et la fit pivoter.
— Mais quelle mouche vous a piquée de…, commença-t-il.
Elle s’agrippa aux revers de sa veste et se serra contre lui.
— Il y a quelqu’un là-bas, chuchota-t-elle. Dans les buissons. Il me suivait.
— Ah bon ?
— J’ai peur. Tenez-moi bien.
La bouche rose et tremblante était tout près de la sienne. Dolly devait être sur la pointe des pieds, pensa Ramsès.
Ce fut sa dernière pensée cohérente pendant quelques instants. Dolly était serrée contre lui – il n’avait jamais été serré contre une jeune fille portant un corset – et la douce bouche rose avait beaucoup plus d’expérience qu’il n’y paraissait.
Cet intermède aurait pu même durer plus longtemps si l’attention de Ramsès n’avait été détournée par un fracas de verre brisé. La flamme du réverbère le plus proche – le seul sur cette partie du chemin – claqua, siffla, puis s’éteignit.
Il ne vit rien, mais entendit du bruit dans les buissons, et comprit. Il tenta de se dégager de l’étreinte de Dolly, mais elle serra les bras autour de son cou et enfouit le visage contre sa poitrine. Il essaya alors de dénouer les mains de Dolly. Soudain, une silhouette émergea des buissons, saisit la jeune fille et fit un croc-en-jambe à Ramsès. Il entendit Dolly pousser un cri étranglé et réussit à se retourner en tombant, si bien que ce fut sa joue qui heurta violemment les graviers. Lorsqu’il se releva, ses yeux s’habituaient à l’obscurité. Il aperçut la tache claire de la robe et le visage pâle de la jeune fille. Pourquoi ne hurlait-elle pas ? se demanda-t-il.
L’individu la lâcha et se rua sur Ramsès. Celui-ci para le coup mais fut déconcerté de sentir une vive douleur le long de l’avant-bras. Il n’avait pas vu le couteau. Il décocha au même instant un violent revers à son adversaire, qui recula en titubant.
C’est alors que Dolly se mit à crier. Le hurlement surprit les deux hommes. Ramsès eut l’impression, comme il eut l’occasion de le dire par la suite, qu’un obus explosait juste à côté de son oreille. L’autre homme fit demi-tour et s’enfonça dans les buissons.
Instinctivement Ramsès s’élança à sa poursuite. Heureusement peut-être, Dolly l’intercepta, lui barrant la route, et s’évanouit gracieusement, mais sans hésitation, contre lui.
Ses cris avaient attiré l’attention. Quelques badauds qui s’étaient attardés s’approchaient d’eux, les bombardant de questions. Ramsès n’avait maintenant aucune chance de rattraper l’agresseur, même s’il n’avait pas été encombré d’une jeune fille évanouie ; il prit celle-ci à bras-le-corps et rebroussa chemin, déclinant poliment l’aide que lui offraient les passants. « Merci… Nos amis attendent… Elle est indemne… Elle a eu peur du noir… Vous savez comment sont les femmes… »
Dieu merci, pensa-t-il pieusement, sa mère ne l’avait pas entendu. Il n’osait imaginer ce qu’allait lui dire cette dernière. « Une autre chemise fichue ? » Sans parler de son nouveau costume, qu’il avait acheté voici à peine quarante-huit heures. Quant à la magnifique robe de Dolly, elle était couverte de sang.
Sa famille attendait à l’entrée du jardin, ce qui ne le surprit guère. Sa mère avait le chic pour se trouver là où il ne fallait pas, quand il fallait ! Tous le dévisageaient – tous sauf Nefret, qui se regardait dans un petit miroir à main. Elle jeta un coup d’œil dans sa direction et secoua la tête, souriant. C’était le sourire de quelqu’un qui s’amuse des frasques d’un vilain petit garçon.
C’était, du reste, exactement ce qu’elle pensait de lui.
S’avisant que Dieu ne lui accorderait pas la faveur de le foudroyer sur place, Ramsès essaya désespérément de trouver quelque chose à dire pour éviter d’avoir l’air plus idiot qu’il ne se sentait.
— Euh… Je vous demande pardon d’avoir été aussi long. Je vous assure que ce retard était inévitable.
— Le prétendu ravisseur a dû faire quelque chose pour attirer son attention et l’entraîner dans le jardin, hasardai-je, songeuse. D’où son exclamation. Ne t’a-t-elle pas dit ce qu’elle avait vu ?
— Elle n’en a pas eu le temps, répondit Rasés, l’œil fixé sur son verre.
— Que portait-il ?
— Amelia, intervint mon mari. Puis-je vous interrompre un instant ?
— Mais certainement, mon chéri. Vous désirez poser une question à Ramsès ?
— Je ne veux pas lui poser de question. Je ne veux pas vous entendre lui poser de question. Je ne veux entendre personne lui poser de question.
— Mais, Emerson…
— Je me fiche de savoir qui poursuit la fille de Bellingham, Peabody… Si tel est bien le cas. Nous ne sommes pas responsables d’elle. Pas plus, poursuivit Emerson en me souriant d’une façon qui aurait fait fuir d’autres femmes, que nous ne sommes responsables de Mme Fraser. C’est de nos enfants, Peabody, que nous sommes responsables – j’y inclus David, bien entendu –, de nous-mêmes et de notre travail ! Je suis si convaincu de cette vérité que j’ai décidé de quitter Le Caire sur-le-champ. Nous appareillons demain.
Cela ne me fit ni chaud ni froid, car je m’attendais à quelque chose de ce goût-là. Emerson se plaint toujours d’être interrompu dans son travail, d’avoir à se mêler des affaires des autres, etc. Je savais parfaitement que nous finirions par être embarqués dans cette affaire quoi qu’il dise ou fasse pour l’empêcher.
— Nous ne pouvons partir si tôt, Emerson, me bornai-je à rétorquer. Le tailleur n’a pas terminé les vêtements de Ramsès, et si notre fils continue sur sa lancée, il va lui falloir toute une garde-robe. Cette veste est fichue, et il l’a seulement depuis…
— Très bien, ma chérie, coupa Emerson de la même voix douce. Nous irons chez le tailleur demain matin – tous les deux, car je n’ai pas l’intention de vous quitter des yeux avant que nous n’ayons appareillé. Nous emporterons ce qui sera prêt et ferons expédier le reste.
— Voilà qui me paraît très raisonnable, observa Nefret. Partir dès que possible, voulais-je dire. Il serait également raisonnable d’aller nous coucher. Bonne nuit.
Elle sortit, l’air hautain.
— Pourquoi est-elle en colère ? demanda David.
— À qui en veut-elle ? devrais-tu dire, corrigea Ramsès en posant la chatte sur une chaise. Sans doute à moi. Bonne nuit, Mère. Bonne nuit, Père. Tu viens, David ?
Bien entendu, David le suivit. Il n’avait presque rien dit – il avait rarement l’occasion de parler quand nous étions ensemble –, mais je savais qu’il se reprochait de ne pas avoir été en compagnie de Ramsès à l’heure du danger. Ils étaient très liés et David prenait beaucoup trop au sérieux ses responsabilités supposées. Personne – j’étais bien placée pour le savoir – ne pouvait éviter très longtemps des ennuis à Ramsès.
— Voilà qui est étrange, fis-je remarquer une fois qu’ils furent sortis.
— Quoi donc ?
— Je pensais que Ramsès serait resté pour parler, discuter, spéculer, théoriser… Il doit être plus malade qu’il ne dit. Je ferais mieux d’aller voir et de…
— Non.
Emerson me prit dans ses bras.
— Voyons, Emerson, ne faites pas ça. Du moins, pas ici devant tout le monde…
— Ailleurs, en ce cas.
— Volontiers, mon chéri. (Comme nous nous hâtions vers notre chambre, j’ajoutai :) J’approuve entièrement votre décision de vouloir partir demain, Emerson. Reprendre le travail va être merveilleux. Vous allez commencer, je suppose, par la tombe 20-A ?
Emerson m’entraîna dans la chambre, donna un coup de pied pour refermer la porte, et fit volte-face.
— Et pourquoi ça ?
— Il semble évident que bon nombre de gens veulent vous voir la fouiller.
— Que diable me chantez-vous là, Peabody ? rétorqua Emerson, secouant la tête. Après toutes ces années, j’aurais pu m’habituer à vos élucubrations, mais il est fichtrement difficile d’arriver à les suivre. Ces messages m’ordonnaient au contraire de ne pas mettre les pieds dans cette tombe. D’autre part…
— Emerson, vous savez parfaitement que le plus sûr moyen de vous amener à faire quelque chose, c’est de vous l’interdire. La proposition du colonel Bellingham tout à l’heure était une variante plus subtile de la même méthode. Il vous a offert la possibilité de chercher des tombes inconnues, sachant très bien que cet appui de sa part ne ferait que renforcer votre idée initiale, à savoir : fouiller les tombes connues, notamment la 20-A.
Emerson ouvrit la bouche.
— En outre, poursuivis-je, Donald Fraser a lui aussi tenté – maladroitement, je vous l’accorde, mais ce n’est pas quelqu’un de subtil – de détourner votre attention des tombes moins connues de la Vallée, au nombre desquelles figure – ai-je besoin de le préciser ? – la tombe 20-A ! Se pourrait-il que tous ces incidents en apparence sans rapport fassent partie de quelque plan sinistre ? C’est indubitable, Emerson. Quelqu’un essaie de vous attirer dans cette tombe. La seule question, c’est… pourquoi ?
Emerson avait toujours la bouche ouverte.
— Ça empire, marmonna-t-il. Ou alors je souffre d’un ramollissement cérébral… Jusqu’ici je suivais… Enfin, plus ou moins… Mais là, c’est…
Je jugeai préférable de changer de sujet. Me retournant, je lui dis :
— Puis-je vous demander de m’aider à défaire ces boutons, mon chéri ?